<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La mer de Chine : troisième guerre mondiale ou querelle d’îlots ?

19 octobre 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Pêcheurs sur les bords de la mer de Chine (c) Pixabay

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La mer de Chine : troisième guerre mondiale ou querelle d’îlots ?

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Comment évaluer l’importance stratégique et les risques inhérents à la querelle de souveraineté entre la Chine et ses voisins en mer de Chine du Sud ? Et le différend sino-japonais sur les îles Senkaku/Diaoyu en mer de Chine de l’Est peut-il être rattaché à la même problématique ? Peut-on même faire un rapprochement avec la situation qui prévaut en Crimée et au Donbass ?

D’abord, la revendication chinoise sur la mer de Chine du Sud n’est pas unique. Taiwan ou le Vietnam ont également des revendications très larges sur la zone.

Mais les prétentions chinoises ont ceci de particulier qu’elles restent volontairement vagues. Selon les sources officielles, il s’agit souvent de tout l’espace maritime de la région à l’intérieur des « neuf traits » ; on remarque pourtant de temps en temps le rappel que les revendications ne concernent pas tout cet espace maritime. Ensuite, les revendications chinoises s’appuient sur l’histoire plutôt que sur le droit. Le « grand amiral » Zheng He et ses voyages (1), les céramiques anciennes et autres traces de visites chinoises sont invoquées. Mais bien d’autres marins ont parcouru la région, et il s’agit donc d’une historicité unilatérale. De leur côté, les puissances coloniales s’étaient en général gardées de préciser les frontières maritimes, sauf très localement, comme la France l’avait fait par exemple entre l’actuel Vietnam et le Cambodge voisin. Autrement dit, le droit ne vient pas au secours de l’histoire.

Tout le monde, et surtout les États-Unis après 1945, s’est gardé d’entrer dans des conflits de souveraineté ici. Même la Chine n’a soulevé ses droits que tardivement – y compris d’ailleurs en mer de Chine de l’Est.

La montée des enchères

La Convention du droit de la mer de 1982, entrée en vigueur en 1994, a en fait provoqué une montée des enchères : en créant des zones économiques exclusives (2) (ZEE) 200 miles en avant du domaine maritime traditionnel des 12 miles, on a créé un enjeu économique nouveau – pêche, pétrole et ressources minières. Par ailleurs les ZEE peuvent être étendues jusqu’aux limites du plateau continental dans le cas où il s’étend au-delà des 200 miles, ce qui est le cas en mer de Chine. Les conflits en ont été avivés et ne peuvent être réglés que par des négociations et des arbitrages, ou bien par la force.

Une date limite pour que chaque pays fasse connaître ses revendications avait été fixée à mai 2009 – ce couperet explique largement la montée soudaine des enchères en mer de Chine. L’émergence des capacités navales chinoises – qui démarre en 1982, c’est-à-dire l’année même où la Chine adopte une loi faisant obligation de défendre par la force la souveraineté territoriale – a fait le reste.

Dans la foulée, la Chine a multiplié les structures artificielles sur des récifs pour démontrer qu’elle les possède et, éventuellement, les utiliser comme des points d’appui. Elle n’est pas la seule, mais les constructions des autres pays sont dans un rapport de 1 à 100 avec celles de la Chine. La militarisation de ces îlots artificiels – dont l’intention même a été effrontément niée par Xi Jinping en voyage aux États-Unis à l’automne 2015 – ne fait pas le moindre doute, y compris avec des installations récentes de missiles anti-navires.

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Cette expansion chinoise a entraîné une plainte des Philippines devant la Cour permanente d’arbitrage de La Haye. La décision, rendue en juillet dernier, a donné tort pour 14 sujets sur 15 à la Chine. Mais sa portée va au-delà du jugement : en fait, la Cour ne s’est pas prononcée directement sur la souveraineté, mais sur les critères qui rendent possibles une affirmation de souveraineté en général. L’impact est de taille : les critères adoptés, très restrictifs, vont dégonfler beaucoup d’autres prétentions juridiques, par exemple de la part du Vietnam ou même du Japon, comme dans d’autres régions du monde. Cette désescalade du droit international est bienvenue.

L’art du fait accompli

L’essentiel reste ailleurs : la Chine pratique avec talent, d’abord avec le Vietnam quand elle occupe les Paracels en 1975, puis sur toute la zone depuis 1982, l’art du fait accompli. Elle calibre ses actes pour ne pas susciter un vrai conflit militaire en réaction. C’est alors que la question des vrais enjeux est posée. Les ressources halieutiques, les réserves pétrolières (fort heureusement jamais découvertes et même très peu explorées sauf dans les parages du Vietnam), valent-elles un conflit ?

Sur ce terrain comme ailleurs, l’administration Obama, en dépit d’un « pivot vers l’Asie » que la Chine lui reproche toujours, a été ambiguë et sans doute divisée. Un de ses anciens conseillers a parlé de « conflits autour de récifs et de rochers ». Les États-Unis ne prennent pas de position sur la souveraineté des uns et des autres. Dans le cas unique où un traité de défense les lie, avec les Philippines, ils ont évité une réponse armée. Ainsi, en juin 2012, quand la Chine a fermé aux Philippines tout accès au récif de Scarborough (à 250 kilomètres de Manille…), les États-Unis ont préféré obtenir un recul militaire des protagonistes : cela n’a pas empêché la Chine, avec son armada navale paramilitaire, d’empêcher tout accès aux pêcheurs philippins.

La sentence de la Cour permanente d’arbitrage ne change rien à l’attitude chinoise. Tout comme la Chine avait élevé l’archipel des Spratleys (disputé avec le Vietnam) au rang de préfecture pour créer du droit chinois, elle fait actuellement jouer sa Cour populaire suprême contre La Haye, en déniant tout caractère légal à une procédure d’arbitrage à laquelle elle a pourtant souscrit en ratifiant la Convention de 1982… En somme, un « grand pays » (terme que la Chine martèle régulièrement à ses voisins) crée son propre droit tout en déniant l’applicabilité du droit international.

Quand la force prime le droit

Si la force prime le droit, alors la Chine a joué pour l’instant une partition gagnante. Ses voisins sont divisés par leurs propres intérêts et par la faible cohérence de l’ASEAN, une institution régionale bien moins structurée que l’Union européenne.

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Longtemps, l’Indonésie, forte d’assurances chinoises prodiguées en 1995 sur sa propre zone maritime de Natuna et ses gisements gaziers, a fait bande à part. Le Laos, un pays à la fois enclavé et très dépendant de son voisin chinois, a souvent bloqué les résolutions communes. Le Vietnam appelle à la solidarité de l’ASEAN mais mène ses propres négociations bilatérales avec la Chine. Cela s’explique : sans aucune garantie d’alliance, le régime serait gravement menacé par une humiliation nationale provoquée par la Chine. La Thaïlande pouvait s’estimer peu directement concernée, tout comme Singapour (qui est néanmoins très sensible à l’équilibre stratégique régional). Ce n’est donc pas un hasard si ce sont les Philippines, dotées d’un traité de défense avec les États-Unis, qui ont déposé un recours juridique.

Dans son ensemble, l’ASEAN a longtemps joué la carte de l’engagement : un groupe de travail sur la mer de Chine a associé les membres de l’ASEAN et la Chine pendant près de 15 ans. En 2002, l’ASEAN a pu croire faire une avancée décisive en obtenant de la Chine qu’elle cosigne une « Déclaration sur un Code de conduite ». Hélas, déclaration et non traité, ce texte a une portée politique mais non juridique.

L’administration Obama, pour sa part, a certes opéré un rééquilibrage vers l’Asie de ses déploiements militaires : cela signifie que l’Asie orientale a été exempte des coupes budgétaires imposées au Pentagone, et que les États-Unis ont conclu des accords de stationnement de leurs troupes avec l’Australie, les Philippines et Singapour. Il y a clairement eu des divergences internes : Hillary Clinton comme secrétaire d’État est allée plus loin que l’ensemble de l’administration en direction notamment des Philippines et du Vietnam. Mais le président Obama est resté sur une ligne d’évitement de tout incident militaire. Comme la Chine d’ailleurs, qui, sauf avec le Vietnam, a pris soin de n’aligner que des navires garde-côtes et autres forces paramilitaires, ainsi qu’une nuée de pêcheurs chinois utilisés comme des supplétifs. La Chine frôle la ligne rouge mais évite d’être engagée malgré elle dans une escalade où ses forces restent largement inférieures à celles des États-Unis.

Quant à l’ASEAN, elle est plus divisée que jamais. Le nouveau président philippin Rodrigo Duterte, homme expéditif et de tradition anti-américaine, a sans doute jugé de peu de valeur les garanties américaines pour rétablir les positions de son pays face à la Chine. Il met ainsi sous le boisseau un arbitrage légal que son pays a pourtant gagné et s’éloigne des États-Unis. Son habileté est sous-estimée : ainsi, son récent voyage à Pékin est précédé d’une visite au Vietnam et suivi d’une visite à Tokyo… Il s’agit d’un pari risqué car, dans l’ensemble de la région, la Chine n’a guère fait de concessions autres qu’économiques à ceux qui viennent vers Pékin, les jugeant simplement plus faibles…

Un réel risque d’affrontement

Existe-t-il des risques réels de conflit à court terme ? Oui, pour plusieurs raisons.

Le droit international, défavorable aux positions chinoises, n’en est pas vraiment un : à la différence de la Russie en Crimée ou au Donbass, la Chine ne viole pas des frontières qu’elle aurait elle-même reconnues, et son utilisation de supplétifs, qui évoquent les « petits hommes verts » au Donbass, se déroule dans des espaces inhabités. Mais il existe plusieurs autres types de risques.

D’abord, celui qui va croissant d’incidents involontaires provoqués par des comportements provocateurs, sur mer et dans les airs. Ils ont déjà eu lieu avec le Vietnam en 2012, mais faute d’alliance et de forces suffisantes, le Vietnam n’est guère en mesure de donner une réplique forte. Ils sont beaucoup plus inquiétants en mer de Chine orientale avec le Japon autour des îles Senkaku/Diaoyu : là aussi, la Chine, défavorisée sur le plan légal par l’antériorité et la continuité des manifestations de la souveraineté japonaise, essaie d’établir une présence de facto qui au bout de quelques décennies pourrait améliorer sa position juridique (et le Japon s’emploie à chaque fois à déposer la protestation qui convient). Ici, le contact entre forces aériennes et même navales est beaucoup plus fréquent, avec des risques accrus. Le président Obama s’est résolu à confirmer la garantie du traité de sécurité américano-japonais pour ces îles administrées par le Japon. Ne pas appliquer ce traité constituerait le séisme stratégique le plus grand en Asie depuis la Seconde Guerre mondiale.

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À l’évidence aussi, la Chine vise une capacité de réplique et de contrôle sur la mer de Chine du Sud. Déploiement de sous-marins stratégiques, installation de missiles sur les nouveaux atolls visent à élever le prix à payer par les États-Unis en cas de conflit. Une véritable ligne rouge existe autour du récif de Scarborough : pris dans la nasse chinoise, il n’est néanmoins pas occupé pour l’instant, et l’installation de structures artificielles ou d’une base constituerait la première véritable violation de la Déclaration sur le code de conduite de 2002 – car ailleurs, la Chine a coulé du béton là où elle avait déjà établi une présence effective avant 2002.

La nouvelle administration américaine hérite du dilemme que le président Obama n’a jamais tranché. Si l’on en croit les déclarations de campagne de Trump, il semble que le repli américain vis-à-vis des alliés se confirmera, l’essentiel des relations avec la Chine étant concentré sur un bras de fer économique. Cela, bien sûr, accroît les risques de déstabilisation régionale.

Enfin, la stratégie chinoise présente un immense inconvénient politique : susciter la méfiance de la quasi-totalité de ses voisins maritimes, ainsi que de l’Inde, et ce en dépit des liens économiques accrus. On en voit déjà les conséquences dans l’augmentation spectaculaire des budgets militaires et des achats d’armes à travers la région. Même le Japon, qui était sur la même voie que les Européens en matière de désarmement, a inversé la tendance.

  1. Il mena sept voyages au long cours en direction de l’océan Indien entre 1405 et 1433.
  2. Le pays qui possède une ZEE détient le droit d’y exploiter les ressources marines (pêche) et sous-marines (hydrocarbures, minerais).
À propos de l’auteur
François Godement

François Godement

Directeur du programme Chine et Asie au Conseil européen des relations internationales (ECFR), chercheur associé à Asia Centre, professeur des universités à Sciences Po.

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